| 8 Mars 1996
« Avalon ! AVALON ! Nom de Dieu, mais où est passée cette fichue gamine ? Avalon !! » Cachée sous la table et sa longue nappe blanche, la gamine regardait le majordome et la bonne s’agiter en tous sens pour la retrouver. Elle échangea un regard brillant d’excitation et de fou-rire contenus avec son meilleur ami, Samuel. Il était obligé de la pincer de temps à autre pour ne pas qu’elle explose de rire. Cela ne lui faisait pas mal, il le faisait juste pour ne pas qu’on les remarque. Une fois que le majordome, marmonnant toute sorte de jurons dans sa barbe inexistante, eut quitté le vaste salon, les deux gamins échangèrent un regard et éclatèrent de rire en essayant de ne pas trop faire de bruit. Puis, en se mordant la lèvre, Avalon sortit doucement de sous la table et se dirigea vers la porte du salon, suivie de Samuel. Ils se ruèrent vers l'escalier en marbre d'Italie pour rejoindre la chambre d’Avalon mais, lorsqu’elle passa discrètement devant la porte, entrouverte, du bureau de son père, la gamine ne put poursuivre sa route. Attirée par la conversation qui s’y déroulait, la petite tendit l’oreille. «…mais ferme-là, un peu ! Tu t’imagines franchement que je vais lui dire maintenant ? Je vais la voir et je lui dis, ma chérie, ta mère vient de se tuer en bagnole mais je t’ai apporté un ours en peluche ?! » « Mais bon sang, elle a six ans ! Elle va comprendre toute seule, même si tu ne lui dis pas maintenant ! ». Un poing frappa lourdement contre une table. « Michaela, rends-moi service, va voir ailleurs ». Une chaise qui recule en grinçant. « Thomas, ne la rend pas coupable de tes erreurs. Si tu ne l’avais pas poussée à bout, Ariane ne serait jamais partie à l’autre bout du pays, et à l’heure qu’il est, elle serait auprès de sa fille ! », explosa la jeune femme. Les talons raisonnaient sur le sol. La porte s’ouvrit brutalement, et Avalon, qui n’avait pas bougé d’un cil depuis le début de la conversation, se retrouva face à sa tante. Une lueur de frayeur passa dans les yeux de Michaela. « Avalon… Ma chérie, il…il ne faut pas écouter aux portes ! », murmura-t-elle, sans la moindre conviction. Les yeux sombres de la gamine fixaient le vide, incrédules. « Maman… », dit-elle dans un souffle. La petite fille se rua vers sa chambre. « Avalon ! Avalon, ma chérie ! », hurla Michaela en tentant de la rattraper. La porte claqua. Michaela, tremblante de douleur d’avoir vu sa nièce dans un état pareil, entra dans une rage qu’on ne lui soupçonnait pas contre son beau-frère. « Je t’avais dit ! Je t’avais dit de lui dire quand elle est morte ! Je t’avais dit ! », hurla-t-elle en pleurant, rouant son beau-frère de coup de poings vains. Stoïque, Thomas la laissa marteler son torse sans bouger, trop assommé par la colère de la jeune femme pour parvenir à bouger.
Durant une semaine, Avalon refusa de parler et pratiquement de s’alimenter. Un psychologue, dépêché en urgence auprès de la petite, confirma le choc mental dans lequel elle se trouvait plongée. Attendre. Que pouvait-on faire de plus ? Durant une semaine donc, la petite fille demeura prostrée dans sa chambre, roulée en boule sur son lit, à regarder par la fenêtre dans un mouvement unique, sans bouger plus, sans bouger moins.
21 Août 2006
Et pourtant, il fallut continuer à vivre. Non que la petite fille en ait la moindre envie. Mais il le fallait. Pourquoi ? Elle n’en avait aucune idée. C’est à cette époque qu’elle apprit le sens du mot « fatalité ». Et les années s’étirèrent. Longues, pâles, sans saveurs. Toutes semblables. L’année de ses seize ans, elle commençait à tanguer dangereusement vers le gouffre sans fond des junkies sans avenir. Avalon visitait parfois trois boîtes de nuits par soir, entourée de la même bande d’énergumènes pathétiques et immatures, plus âgés pour certains, qui s’amusaient de la voir ainsi faire partie de leur cercle. Sur les conseils avisés de sa tante, bien que son père en ait sincèrement ras-le-bol qu’elle se mêle de leur vie, Avalon et Thomas déménagèrent à Sidney ; une opportunité de carrière en affaire s’était offerte au bon moment, du moins c’est que son père prétexta. Rageuse, Avalon lutta jusqu’au dernier jour, la dernière minute mais pour la première fois, Thomas fut inflexible.
C’était un avantage typiquement australien : faire la fête sur la plage, sous le soleil de fin de journée, en bikini. En avalant Margaritas sur Tequila, elle arrivait à passer une bonne soirée. Elle voyait un peu flou. Les jeunes autour d’elle paraissaient n’être que des ombres s’agitant au gré d’une musique qui lui transperçait les tympans. Submergée par une brutale envie de rejeter tout le liquide alcoolisé qu’elle avait avalé ces dernières heures, Avalon se fraya un passage parmi les fêtards. Un peu plus loin, elle heurta un jeune homme brun, qui la fixa étonné. « Hé, ça va Miss ? » Pour toute réponse, Avalon émit un vague gargouillement. Il eut un sourire en coin, comme s’il avait déjà vu des milliers de filles dans cet état de soir-là. Ce n’était peut-être pas faux, à vrai dire… « Allez viens, je vais t’aid… ». Il ne finit pas sa phrase : Avalon venait de lui vomir copieusement dessus.
Honteuse et gênée, Avalon frottait désespérément son propre tee-shirt en tentant vainement de faire disparaître une giclure disgracieuse. A ses côtés, le beau brun observait la mer, tranquillement assis dans le sable, sa chemise tâchée roulée en boule. Comme la moitié des types participants à la soirée étaient torse-nu, il ne détonnait pas dans l’ambiance, au contraire. Ses cheveux, bruns et ébouriffés, comme ceux d’un gamin, tombaient de temps à autres devant ses yeux azur. Renonçant à frotter, Avalon alla jeter le paquet de serviettes barbouillées et revint s’assoir à côté de l’inconnu, un peu hésitante. « Alors, on a reprit ses esprits ? », se moqua-t-il gentiment avec son sourire en coin. Avalon rougit et fit la moue. « Oui, merci. Désolée pour ta chemise. Je t’en paierai une autre, si ça te chante ». Il haussa les épaules. « Ca m’est égal. C’était un cadeau de mon ex ». Avalon eut un sourire. Plaisantait-il vraiment ? Il lui tendit une main dont il avait préalablement retiré le sable. « Liam. Mais mes potes m’appellent Liam ». La jeune fille la serra en souriant. « Avalon. Juste Avalon ». Un frisson la parcourut. Son cœur s’affolait à ce simple contact. A son grand dam, Liam rompit l’instant magique en regardant son portable. « Il est tard. Je te ramène ? », proposa-t-il gentiment. Déçue, Avalon déclina l’invitation. Liam se leva, épousseta son bermuda et s’éloigna vers le parking en lui disant au revoir, la nuit se refermant sur lui.
28 Août 2008
Ce n’est que la semaine suivante que la jeune fille le recroisa. Toujours aussi beau, les cheveux toujours aussi ébouriffés, les yeux toujours aussi bleu. Un blouson de cuir noir sur un jean impeccable lui donnait des airs de top model. En rougissant, Avalon le suivit des yeux. Elle se trouvait sur la plage, assise sur une serviette, plongée dans un magazine, incognito parmi les quelques profiteurs disséminés sur le sable. Le soleil se levait à peine. Armé d’un appareil photo professionnel, il mitraillait l’horizon et le ciel irradiés par les couleurs de l’aube. Avalon se mordit la lèvre puis, sur un coup de tête, se leva et s’approcha silencieusement. « Salut ». Liam se retourna, interloqué et la dévisagea quelques secondes avant de se souvenir d’elle. Son regard s’illumina et son éternel sourire en coin envahit son visage – et le cœur de la jeune fille. « Hé, salut toi ! Qu’est-ce que tu fabriques à cette heure-ci ? ». Avalon haussa les épaules. « Je prends un peu le soleil avant les cours. Mais je te retourne la question ! ». Liam prit une série de clichés en rafale. « Je photographie l’« immensité insoucieuse de l’océan paisible ». Enfin, c’est comme ça que je vais la légender », sourit-il. « Alors comme ça, tu es photographe ? », demanda Avalon. Il acquiesça. « Hé oui, c’est comme ça que s’appelle cet art… Je bosse pour la rubrique découvertes et nature d’un magazine ». Avalon acquiesça. Puis il éteignit son appareil et le laissa pendre autour de son cou. Ensemble, ils firent quelques pas sur la plage en discutant de leurs vies respectives. Il avait avait arrêté ses études après son diplôme pour se consacrer à sa passion. Ce bout de chemin, qu’ils firent en commun, dura trois ans et deux mois.
14 Novembre 2010
« Les fleurs, elles sont magnifiques. Mais je les veux en blanc. Soyez réalistes, vous voyez des roses noires pour un mariage ? Maggie, va me chercher John. Non, dis-lui directement que je veux les banderoles sur la gauche. Et dis-lui de rajuster celle du centre, elle penche comme un drapeau en berne. Elisa ? Elisa ! Mais où est-elle ? Ah, te voilà. Renseigne-toi pour le traiteur, et dis-lui que si comme la dernière fois il n’est pas à l’heure, je lui fous un procès au derrière ». Comme toujours, Avalon ressemblait à un véritable tourbillon. Elle traversait une salle en pleine effervescence, dispensait des ordres à la ronde, escortée par une nuée d’assistants qui s’empressaient de noter le tout religieusement. Avalon s’arrêta brusquement en plein milieu d’une phrase. Liam venait d’entrer subitement dans son champ de vision. Il tourna la tête vers elle, puis traversa la salle, un sourire en coin. Le cœur d’Avalon s’était brutalement mis à battre la chamade, et s’accéléra encore lorsqu’elle sauta au cou de son homme. « Tu es rentré ! », s’exclama-t-elle en le serrant fort. « Depuis seulement une heure. La conférence a pris moins de temps que prévu. Je voulais te faire la surprise », ajouta-t-il. Liam la reposa au sol, sous le regard émerveillé des assistants. Avant qu’Avalon ne les congédie, il mit un genou à terre en lui tenant la main. « Pendant tout ce temps passé loin de toi, j’ai eu le temps de réfléchir. Et je me suis dis que si je ne mourrais pas dans un accident d’avion sur le chemin du retour, je voulais passer ma vie avec toi. Avalon Harper Whitaker-Olsen, veux-tu me faire l’honneur de devenir ma femme ? ».
14 Mars 2011
« Je… » Avalon se tut. Sa voix s’était brisée et plus aucun son ne parvenait à sortir de sa bouche. L’émotion, peut-être ? Une grosse boule s’était formée dans sa gorge, et l’empêchait d’émettre le moins son qui ressemblât à un mot. Il y avait un lourd silence sur l’assemblée. Quelques toussotements gênés se faisaient entendre. « Acceptez-vous de prendre Liam Evan Thomas Scott pour époux ? », répéta le pasteur. « Est-ce que j’accepte ? Est-ce c’est ce que je veux vraiment ? Est-ce que je veux passer ma vie ici, entourée des mêmes gens, des mêmes endroits ? Conduire mes enfants dans la même école que moi, les voir grandir, et à leur tour faire leur vie ici ? Suis-je prête pour ça ? », songea Avalon. Elle plongea ses yeux dans ceux de Liam. « Je… je ne peux pas. Je suis désolée… », murmura-t-elle, la voix brisée. Elle retira ses mains de celles de son fiancé, releva légèrement sa robe et retraversa l’allée centrale qu’elle venait tout juste de longer avec tant d’assurance et de bonheur.
16 Décembre 2012
« Tu fais quoi pour Noël ? Moi je rentre à la maison. Mes parents veulent que je sois là pour le premier Noël ‘’en famille’’ avec ma sœur et mon beau-frère », soupira Héloïse. Avalon releva les yeux de son écran. Héloïse continuait de parler dans le vide, sans se rendre compte que son amie et collègue ne l’écoutait plus. La simple expression « à la maison » avait ravivé chez elle des souvenirs qu’elle avait décidé d’enfouir. Son cœur s’était serré et maintenant, elle avait les yeux fixés dans le vide. « Alors ? », demanda Héloïse. Avalon secoua la tête pour reprendre ses idées. Elle avait décidé depuis le temps de passer Noël seule, ici, à Londres. Mais maintenant, elle voulait autre chose. Elle se leva brusquement, referma son ordinateur d’un coup sec, l’enfoui dans son fourre-tout Vuitton, jeta son manteau sur ses épaules et quitta le bureau. Elle revint sur ses pas. « Je rentre à la maison », dit-elle à Héloïse avant de repartir en courant vers les escalators.
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