| Le soleil brillait de tous ses feux, c’était étrange. Il ne se souvenait pas qu’il fasse aussi beau, ce jour-là. Mais elle était là et il aurait pu tomber des pierres plates que cela n’aurait pas changé sa perception de cette journée. Il avait les mains moites, il savait déjà ce qu’elle allait lui annoncer et il ne savait pas comment jouer la surprise. Bien sûr, à cette époque il n’avait pas eu besoin de feindre l’étonnement, il n’avait absolument rien vu venir. Elle s’était tournée vers lui, le soleil de sa vie, et il sentit à nouveau son cœur fondre, à en perdre l’usage de la parole. Cela n’avait jamais été aussi douloureux, quand elle lui souriait il se sentait tout simplement heureux, mais aujourd’hui cette vision était presque insupportable – mais impossible de détourner le regard, de peur qu’elle ne disparaisse à nouveau. Il lui rendit son sourire, et c’était étonnant de voir à quel point il était facile de lui sourire en retour. « Tu veux t’asseoir ? » Demanda-t-elle avec son sourire taquin, et il secoua la tête. « Pas du tout, pourquoi cette question ? » Il était tout excité à la simple idée de faire semblant qu’il ne savait pas. Elle était comme une gamine prête à lui annoncer une grande nouvelle, et il ne voulait pas gâcher son effet de surprise. « Alors tant pis pour toi … Cael’, tu vas être papa ! » Il en aurait pleuré. Mais si sa gorge était serrée au possible, les larmes ne coulèrent pas, il sentit simplement cette douce sensation si familière au creux de son ventre … Il la prit dans ses bras, tellement heureux. Ils allaient fonder un foyer. « Moi aussi, j’ai quelque chose pour toi. » La scène avait changé, le décor également, mais tout s’enchaînait avec une logique qui ne tenait pas de la réalité. Cela faisait des semaines maintenant qu’elle lui avait annoncé qu’elle étai enceinte, il avait largement eu le temps de se faire à cette idée – mais cela faisait des années qu’il attendait de pouvoir s’y faire, alors il n’avait eu pour ainsi dire aucun problème d’adaptation. Il voulait un enfant avec elle, c’était aussi simple que ça. « Une surprise ? » A nouveau, elle était comme une gamine qui attendait de voir apparaître le Père Noël. « Ne ris surtout pas. » La mit-il en garde. Il se souvenait qu’il avait particulièrement tenu à cette phrase, la peur qu’elle se moque était pire que tout. Mais bien sûr, elle ne s’était pas moquée. Quand il s’était agenouillé – la première fois de sa vie où il se conduisait en gentleman ! – elle s’était mise à pleurer. Il avait trouvé ça légèrement perturbant, mais pas un seul instant il n’avait eu peur de sa réponse. Parce qu’elle riait à travers ses larmes et qu’elle s’était jetée à son cou, le faisant rouler sur le tapis de leur salon, et il avait du lui répéter au moins deux fois sa question avant qu’elle n’accepte de lui répondre. Entre deux baisers, elle l’avait regardé droit dans les yeux, redevenant sérieuse l’espace d’un instant. « Oui, oui, oui, bien sûr que je veux être ta femme. » Et puis son rire avait à nouveau retentit. « De toute façon, il faut qu’on se marie si tu veux que mes parents te laissent voir notre bébé. Depuis qu’ils t’ont vu bourré, ils ont de grands doutes sur tes capacités à élever un enfant, je ne te l’avais jamais dit ? » Il éclata de rire et enfouit son visage dans ses cheveux, emplissant ses poumons de son odeur. « Je ne boirais plus jamais une goutte d’alcool s’ils me laissent t’épouser … Ou en tout cas, plus devant eux, c’est certain. » « Ma mère va hurler. » « Je n’en ai absolument rien à faire. » Elle éclata de rire, avant de l’embrasser à nouveau. Cela pouvait-il ne jamais s’arrêter ? Il serait resté l’éternité et plus encore dans ses bras. Mais le décor changeait à nouveau, il pleuvait dehors, et cette fois il n’était plus question de s’embrasser. Il avait froid, mais cela n’avait rien à voir avec la scène, plutôt avec cet étrange sentiment de peur qui l’étreignait déjà à l’idée de ce qui allait arriver. Il était plongé dans une publication récente sur une maladie auto-immune, et elle l’avait dérangé. Alors que les détails précédents étaient parfaitement nets dans son esprit, ceux-là s’effaçaient peu à peu, comme s’il avait voulu sciemment les supprimer de sa mémoire. « Je vais retrouver Maycie au bar. Tu m’attends pour manger ? » Il avait eu un temps de retard. « Je travaille, ce soir. » Répondit-il machinalement, toujours plongé dans son article. Son air déçu le poignarda en plein cœur, pourtant il ne la regardait même pas, il ne faisait qu’imaginer ce qu’il n’avait pas su voir à ce moment. « C’est vrai … Bonne soirée, Cael’. » Cette fois, il leva les yeux de son article et se leva pour l’embrasser. « Bonne soirée, chérie. Salue Maycie de ma part, je suis désolé de ne pas pouvoir venir avec vous. » Il la regarda mettre ses chaussures, puis sa veste, sans faire un geste. Mais une angoisse sourde montait en lui, irrépressible, et il aurait voulu se précipiter vers elle, l’empêcher de sortir. Il savait comment ce genre de cauchemar se terminait. Il le savait. Et il n’avait aucun moyen d’y échapper. Pourtant il allait essayer, comme à chaque fois. Il tenta de repousser les ténèbres, de lever ses jambes qui étaient résolument collées au plancher. « Ne pars pas, je t’en supplie. Ne me laisse pas. S’il te plaît, reste avec moi ce soir, dit à Maycie que tu ne peux pas sortir, je demanderais à Andrew de me remplacer. Je t’en supplie. Ne me laisse pas. » Mais sa bouche ne lui obéissait plus, sa langue était pâteuse, et il avait du mal à bouger. Les secondes s’étiraient à l’infini, et elle ne le regardait pas, insensible à la torture qu’il subissait pour essayer de la retenir sans réussir à esquisser le moindre mouvement vers elle. Si elle franchissait cette porte, il ne la reverrait jamais, il le savait au plus profond de lui et il ne pouvait pas l’en empêcher. Elle posa la main sur la poignée et il ouvrit la bouche pour hurler, mais elle ne l’entendit pas. Elle ouvrit la porte, et la referma derrière elle en lui adressant un dernier sourire. « Roxanne ! » Elle était partie. Elle avait disparu, et il était seul.
Un tiroir claqua à côté de lui et Caelan se réveilla en sursaut, le cœur encore battant et l’estomac retourné. Pendant un bref instant, il ne se souvint plus où il était, la lumière tamisée ne l’aidant pas à situer le contexte. Il regarda autour de lui, un peu hébété, avant de voir une infirmière à côté de lui qui le regardait avec un air terrorisé, et ses idées se réorganisèrent immédiatement. Il posa les yeux sur le lit à côté duquel il s’était endormi et s’assura que la petite fille qu’il avait veillée – ou plutôt, qu’il était censé avoir veillée – était toujours aussi paisible, puis se retourna pour fusiller du regard l’infirmière qui l’avait réveillé. Il se leva et lui fit un geste sec de la main pour lui indiquer la porte et elle s’empressa de sortir. Il la suivit dans le couloir, non sans jeter auparavant un coup d’œil au réveil posé sur la table de chevet. Deux heures du matin … « Je suis désolée, docteur Connolly, je ne voulais pas … » Commença-t-elle à voix basse dès qu’ils furent sortis de la chambre de sa patiente. « Vous ne vouliez pas quoi ? Me réveiller ? » Coupa-t-il d’un ton sec. La pauvre fille hocha la tête d’un air désespéré et il tenta, en vain, de mettre un nom sur son visage. Elle était nouvelle dans son service et n’avait généralement pas les même horaires que lui, mais il avait remarqué dès son premier jour qu’elle avait été très bien mise au courant de sa réputation. Il suffisait de voir la façon dont elle l’avait fixé quand elle l’avait réveillé : elle avait déjà une peur bleue de lui. Et il ne lui avait encore jamais adressé la parole … Mais il allait lui donner une bonne raison de l’éviter, maintenant. « Et vous m’auriez laissé dormir toute la nuit ? Si vous n’êtes pas complètement idiote vous faites bien semblant ! Vous auriez du vous rendre compte que je dormais il y a au moins une heure, et venir me réveiller immédiatement ! » La fille cligna des yeux et ouvrit la bouche d’un air hébété, ce qui lui donnait un air franchement stupide, ne donnant pas du tout envie à Caelan de regretter ses paroles cassantes. « Qu’est-ce que vous faites encore là, vous n’avez rien de mieux à faire ? » C’était inutile mais il n’avait pas pu s’en empêcher. Il vit les lèvres de la jeune infirmière se mettre à trembler, et elle tourna les talons sans demander son reste. Caelan poussa un soupir, à nouveau seul dans le couloir silencieux. Il ouvrit la porte de la chambre qu’il venait de quitter et regarda son occupante dormir paisiblement, bien plus préoccupé de ne pas déranger le sommeil de sa petite patiente que par la façon dont il venait d’humilier sa collègue. A vrai dire, il ne pensait déjà plus à elle, ses pensées étaient revenues vers la petite fille dont il avait tenu la main pendant une heure avant qu’elle ne réussisse à s’endormir. Elle avait pleuré toute la soirée une fois que sa mère avait du partir, et Caelan n’avait pas pu se résoudre à la laisser toute seule pour sa première nuit à l’hôpital. Une présence rassurante, c’était tout ce dont les enfants avaient besoin, et c’était bien la seule chose qu’il pouvait donner. Et quand elle s’était finalement endormie, il s’était fait prendre par le sommeil, lui aussi, bercé par la douce respiration d’un petit être innocent, rattrapé par des enfilades de nuits blanches. Et les cauchemars avaient recommencé. Cela faisait pourtant un bon moment qu’il n’avait pas rêvé de Roxanne, pas de cette façon si précise. Il sentit à nouveau un étau lui broyer la poitrine en repensant au visage de sa –presque – femme et il s’appuya contre le chambranle de la porte, les yeux fermés. Ils n’avaient pas eu le temps de se marier, comme ils n’avaient pas eu le temps de voir naître leur enfant. Tout avait été emporté loin de lui ce soir-là, quand elle était sortie boire un verre avec son amie Maycie. Elle n’était jamais revenue, et il avait reçu un coup de téléphone de la police, tard dans la nuit, lui annonçant que son corps avait été retrouvé sans vie dans une rue non loin du bar où elle était censée passer la soirée. Il était descendu comme un zombie jusqu’à la morgue, dans cet endroit où il ne se rendait habituellement jamais, si éloigné du service de pédiatrie dans lequel il travaillait, et il avait reconnu le corps. Ce fut la plus terrible vision qu’il eut dans sa vie, et pourtant il avait vu passer bon nombre d’enfants salement amochés dans son service … Mais c’était Roxanne, la femme de sa vie, qui était couchée sur cette table en inox, le visage gris comme de la cendre et le corps ravagé. Caelan secoua rouvrit soudain les yeux et se passa une main sur le visage. Il referma derrière lui la porte de la chambre et se dirigea vers son bureau en de grandes enjambées, furieux contre lui-même de s’être laissé aller à un tel plongeon dans le passé. Il avait du travail, des patients à soigner, des vies à sauver. Celle de Roxanne était perdue depuis longtemps maintenant. Elle avait été tuée depuis près de cinq ans, et il ne pouvait pas se permettre de revivre sa mort encore si souvent. Il avait tourné la page, il tentait de s’en convaincre depuis des mois. Et il devrait réellement y parvenir s’il ne voulait pas finir complètement fou … Ressasser le passé ne servait strictement à rien, sinon à se torturer sans fin.
« Alors, mister Grumpy face, il paraît que tu t’es défoulé sur Isabel cette nuit ? » Lança Andrew en débarquant quelques heures plus tard dans le bureau de Caelan, un large sourire aux lèvres. Son collègue – et accessoirement ami quand il était d’humeur à le reconnaître – était bien le seul à ne jamais se laisser démonter par la mauvaise humeur du terrible médecin … Caelan ne leva même pas les yeux. « Qui ça ? » Maugréa-t-il, provoquant un soupir de son interlocuteur. « Isabel Caufield, l’infirmière de garde avec toi … Tout le monde en parle déjà dans les couloirs. Tu devrais vraiment faire un effort sur le caractère, Caelan. Ou au moins tenter de retenir le nom de ceux qui bossent avec toi, ce serait déjà pas si mal. » Ajouta-t-il avec un rire moqueur. Le jeune homme ne prit pas la peine de répondre : que les infirmières le détestent, il n’en avait rien à faire. Et pour la plupart, il connaissait leurs noms, quand même … Mais Andrew tenait à ce qu’il essaye d’entretenir des relations cordiales avec ses collègues et Caelan ne voyait vraiment pas l’intérêt de faire de tels efforts avec des gens qui ne le méritaient pas. Il était là pour travailler, pas pour faire ami-ami, et les infirmières, comme la grande majorité des gens qui bossaient dans cet hôpital, feraient mieux de s’en souvenir au lieu de répandre leur venin sur son dos. Il haussa les épaules, pas du tout concerné, et attrapa le journal du matin qu’Andrew avait jeté sur la commode en entrant. C’était un rituel quand ils n’étaient pas dans la même équipe, celui du matin amenait les nouvelles à celui qui venait de passer sa nuit à travailler. Mais cette fois, Andrew tendit la main pour l’en empêcher … Pas assez rapidement. Caelan haussa un sourcil interrogateur à l’attention d’Andrew et déplia le journal. Il n’eut pas à se demander bien longtemps pourquoi son ami avait essayé de l’empêcher de lire les nouvelles : la première page le frappa comme un boulet de canon. Ses doigts se crispèrent sur le papier, qui se froissa légèrement, tandis que les mots s’imprimaient dans son esprit. « Douce justice … » Murmura soudain Andrew, faisant sortir Caelan de ses pensées chaotiques. « T’appelles ça justice ? Ce ramassis de conneries ? » Rugit-il en froissant pour de bon le journal entre ses mains. Son ami haussa les épaules d’un air nonchalant, et Caelan eut une furieuse envie de lui coller son point dans la figure. « Cette fille est innocente. Alors, elle sort de prison, fin de l’histoire. Tu ne vas pas en faire … » Caelan se leva brusquement, sa chaise tombant en arrière sans qu’il ne le remarque seulement. « Elle a pleurniché devant les juges en secouant ses bouclettes blondes, elle s’est payé un bon avocat et peut-être même la moitié des jurés, c’est tout ce qu’elle a fait ! Je ne vois pas où est la justice là-dedans ! » Il attrapa sa veste, hors de lui, et s’engouffra dans le couloir. Il devait sortir d’ici, absolument. Il avait besoin d’air, il avait besoin de mettre des kilomètres entre lui et cette ville maudite. « Caelan ! » Et surtout, des kilomètres entre lui et Andrew ! « Elle n’a jamais été coupable du meurtre de Roxanne, c’est une pauvre fille qui s’est trouvée au mauvais endroit au mauvais moment, mais ce n’est pas elle qui a … » Il claqua violemment la porte au nez d’Andrew, le coupant au beau milieu de sa phrase, offrant à Caelan un silence bienvenu. Ils avaient eu cette conversation des dizaines de fois, quand des années plus tôt cette fille avait été jugée pour complicité dans le meurtre de Roxanne. Dans cette affaire, les preuves étaient bien minces et le réel coupable n’avait jamais été retrouvé, mais il avait été prouvé que la fille qui venait d’être libérée de prison aujourd’hui, et qui faisait les gros titres des journaux, avait trempé dans l’affaire. Par conséquent Caelan la tenait aussi coupable que l’homme qui avait tiré. Alors quoi que son ami puisse lui dire, jamais il n’admettrait que la justice ait pu se tromper il y a quatre ans et demi. Il en était convaincu, Skye Warren ne méritait pas de sortir de prison aujourd’hui … Et d’une façon ou d’une autre, il allait veiller à ce qu’elle y retourne. Rapidement.
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